Commençons cette deuxième élucubration sur le thème « Covid et métiers du spectacle vivant » par un petit exercice de pensée, une bête comparaison entre deux situations.

Vous êtes artiste et vous vous produisez en live le mois prochain, au Babzoule Festival, 3ème édition. L’organisateur vous contacte pour vous donner les informations nécessaires à votre venue. Parmi celles-ci, une retient votre attention. « Ok vous jouerez donc en fin de soirée, on vous a trouvé un spot super ! C’est dans la grange du corps de ferme qui accueille le festival. Voilà c’est une sorte de grande mezzanine à deux mètres cinquante de hauteur, vous allez surplomber le public, on a fait ça bien avec des jolies lumières, la mezzanine est hyper stylée, elle date de la construction de la ferme, le machin a pas loin de 150 ans ! ». Évidemment surpris, vous vous enquérez de la solidité de la scène, car vous connaissez la réputation du festival et ses anecdotes pour le moins cocasses des éditions précédentes, notamment celle d’avant dans un vieux squat pourri, et celle d’avant encore dans leur piscine désaffectée. On vous répond : « Ah ouais…oui je pense que ça va le faire, après… c’est un peu une première, vous allez baptiser le concept, c’est cool nan ? Bon si ça vous le fait pas, on peut vous faire jouer au sol, mais ça sera plus classique quoi ! ». Si vous êtes prudents, vous optez bien sûr pour la deuxième solution. Si vous êtes de l’école téméraire option vivons-l’instant-présent, vous acceptez avec joie. En tous les cas, il y a de fortes chances pour qu’au moins vous posiez la question du sérieux de la proposition, car vous pressentez évidemment qu’il y aura un risque pour votre intégrité physique.

Et pourtant, ce risque sera sans doute inférieur à celui que vous allez courir en jouant dans le caveau du mythique bistrot rock de centre-ville en pleine vague épidémique de Covid. Ça, vous allez vous empresser de l’annoncer en grande pompe sur les réseaux et y inviter le plus de monde possible, car « enfin, la vie reprend son cours, la culture s’est libérée, après deux ans de restrictions, ça fait un bien fou de suer tous ensemble, patatipatata… ». On passera sous silence le cluster que cela provoquera puisque, mis à part les quelques Covid longs qui s’en souviendront, les autres le vivront comme une soirée parmi d’autres, sans même savoir qu’ils auront contaminé eux-mêmes d’autres personnes potentiellement vulnérables quelques jours après.

La question que nous allons donc poser, et à laquelle nous allons tenter de répondre au moins partiellement, est celle-ci : pourquoi y-a-t-il ici deux poids deux mesures dans la prise en compte du risque qu’encourt l’artiste par rapport à son intégrité physique ? Et plus généralement : pourquoi le facteur de risque Covid est-il à ce point minimisé dans le monde du spectacle ? Y-a-t-il vraiment une spécificité de ce milieu dans son rapport à la pandémie ?

Chaque élément évoqué ci-dessous mériterait un article entier. J’ai donc bien conscience que cela peut donner l’impression d’avis jetés à l’emporte-pièce, mais comme je suis flemmard, je cherche juste à lancer des pistes (1). Voyons d’abord les raisons communes au milieu du spectacle et au Reste Du Monde, pour essayer ensuite de cibler les caractéristiques plus corporatistes. Et tâchons dans le même temps d’y apporter des preuves qu’il est possible de faire autrement.

En premier lieu, la société dans son ensemble a tourné la page, l’idée commune (mais fausse) de variants moins dangereux a infusé chez tout le monde, chez les artistes également. Ils participent donc eux aussi à ce rouleau-compresseur qui éjecte de leur champ de vision les personnes vulnérables, pour qui une contamination restera dangereuse, peu importe le variant. On entend donc « Il faut bien vivre », ou « Ah comme ça doit être dur, bon ben bon courage ! ». Cette dernière réponse m’a été envoyée quasi telle quelle par Mr Churin, un intermittent militant dont je parlais dans la première partie (note bas-de-page n°2), ou bien encore par le Comité Intermittent Précaire ainsi que la CGT spectacle, lorsque j’ai tenté d’aborder avec eux la question des personnes vulnérables par échange de mails. C’est la fameuse « tape dans le dos », et bon vent !

Ceci est corrélé (deuxième raison) à l’absence globale de recherches d’informations sur les dangers liés à une contamination – ou énième réinfection – au Covid, entretenue par le ras-le-bol de la population et le faible relais médiatique sur le sujet (2), laissant au passage le champ libre aux discours complotistes les plus pétés du bulbe. Ce désintérêt pour la chose se transforme en œillères lorsque les preuves scientifiques accumulées depuis maintenant deux ans et demi de recherches sur les risques finissent quand même par arriver à la vue des gens. On SAIT, confusément ou pas, mais on se force à ne pas y penser, et de ce fait on minimise, pour supporter. Moi-même, je suis contraint parfois de désamorcer ma dissonance cognitive pour ne pas m’enfuir du boulot en courant, car il n’y a plus aucun filet de sécurité. Cela m’a valu deux contaminations en 2022. Faire l’autruche est une stratégie banale face aux problèmes du monde.

La troisième raison est déjà un peu plus spécifique au domaine du spectacle, quoiqu’elle présente quelques similitudes avec d’autres corps de métier exposés à la précarité. Il s’agit de l’injonction à aller travailler coûte que coûte au risque de perdre sa place. Un intermittent doit cumuler 507 heures de travail sur douze mois pour prétendre au statut. C’est beaucoup. Une représentation équivaut en général à 12 heures, et les répétitions sont parfois déclarées en plus, parfois non. . S’il commence à choisir ses conditions de jeu selon des critères sanitaires dont tout le monde n’a que faire, il risque fort d’être mis sur la touche. C’est l’option que j’ai choisi de tenter pour ma part, et je vais voir combien de temps ça tiendra. Pour les autres, « quand faut y aller, faut y aller », et on argue dans ce cas que la problématique nous dépasse, comme une sorte de fatalité. Certains se testent parfois moins, de peur d’être positif et de ne pas pouvoir aller jouer. Ceux qui sont trop malades sont toutefois contraints d’annuler, ce qui pose évidemment souci aux artistes autant qu’aux organisateurs (3). Pour éviter des désagréments, il me semble qu’on ne peut pas se contenter d’espérer passer entre les gouttes (jolie image) en croisant les doigts pour qu’une contamination n’annule pas une tournée sur laquelle on comptait. De la même manière, les responsables des théâtres ne peuvent pas se contenter de déplorer une baisse de fréquentation, ou que les spectateurs n’aient pas repris « les bonnes habitudes » (sous-entendu n’aient pas enlevé leur masque), sans prendre en compte le fait qu’une partie de leur public ne vient peut-être plus justement à cause du relâchement total des mesures sanitaires depuis mars 2022.

Bien d’autres facteurs sont à prendre en compte, complexes à démêler les uns des autres tant ils s’interpénètrent. Je parlerais d’une sorte de virilisme incongru face à un virus (« Moi même pas peur ») qui entretiendrait un validisme inavoué (« confinons les plus fragiles », « chacun fait comme il veut », GBD style, sans doute inconsciemment), le tout guidé par l’importance du paraître. Cela suscite une gêne à porter le masque, objet à forte connotation négative, car il renverrait à l’imaginaire du bâillon, de la soumission ou de la peur, que l’artiste a la lourde tâche de pourfendre.

Je mentionnerais également la terrible pression sociale sur celui ou celle qui aurait quand même envie de se protéger. Cette pression est l’une des raisons qui explique que l’on voit si peu d’artistes masqués, même s’ils avancent l’argument qu’il serait impossible de pouvoir respirer en jouant. Ces musiciens masquésévidemment pas français – montrent au passage qu’on peut très bien y arriver, malgré la contrainte que cela engendre. Mais non, chez nous, il semble plus important de voir la gueule. Pour se donner en spectacle, il faut être VU, donc DONNER à voir ses poils au menton. Ma binette partout. L’inverse ne serait pas généreux. Il faudrait également voir le visage si essentiel du public, pour établir une relation soi-disant authentique et vérifier qu’il réagit bien à notre art. Je sais évidemment que certaines pratiques ou instruments demandent plus d’efforts que d’autres. Il n’est peut-être pas évident pour un danseur ou un chanteur de se masquer tout le temps, bien que j’en connaisse certains que ça ne dérange pas. Pour les comédiens cela paraît moins évident encore, et oublions carrément pour les instruments à vent. Il reste toutefois possible de se tester avant la représentation. En tous cas pour beaucoup, la honte et le tabou liés au masque sont tels qu’il est impensable d’en porter. Toute ressemblance avec le préserv… le préserv…le petit capuchon de caoutchouc des inconnus est purement fortuite (4), et n’a d’autre but que de proposer une récré dans cette lecture. Face à l’éventualité de se masquer sur scène, j’ai pu entendre « ah nan mais là ça va trop loin pour moi le délire ! – Bah, on s’adapte au contexte, non ? – Oui justement, moi ce qui me fait peur, c’est de m’adapter… » ou « Il est quand même très couvrant ton masque, c’est dommage car on voit que tu es très expressif en jouant ! » (sic).

Lors de la performance, il y a aussi parfois une volonté de proposer au spectateur un « échappatoire » au réel. Le fait de voir un masque sur un artiste annulerait donc cet effet recherché. L’anglicisme « escapism » (échappement) caractériserait cette tendance, à cause de laquelle l’artiste lui-même pourrait aussi être gêné par le port du masque chez les spectateurs. A ce titre, je m’éloigne un peu du spectacle vivant en m’étonnant qu’il n’y ait eu à ce jour encore aucun film de veine « réaliste » au cinéma dans lequel les personnages auraient été masqués. Eh non, car il ne faut pas que ça se voie. Il faut invisibiliser le contexte pandémique dans lequel nous sommes tous, jusque dans l’art, et ce même s’il est réaliste. Hâte de voir une pièce/un film ou lire un livre/une BD qui parlent des personnes vulnérables et des éclopés de la pandémie. Même s’il y aura sans doute une série Netflix sur D. Raoult avant ça !

Il ne faut pas non plus nier le rapport étroit qui lie le monde du spectacle à celui de la fête. Le moment spectaculaire, si particulier, se déroule le plus souvent dans un lieu public, mais parvient en quelque sorte à créer du « privé », tant il y a échange d’émotions, connivence esthétique de sensibilités particulières. Nous sommes tous ensemble à regarder la même œuvre. On aime en parler après (ou pas), un bar est fréquemment ouvert à la suite du spectacle, c’est un moment de partage qu’il est très agréable de prolonger par la fête. Celui ou celle qui se risque à rappeler à ce moment-là l’utilité de précautions sanitaires est un pisse-froid casseur d’ambiance. Il ne le fait donc pas, et s’exclut de lui-même de la bamboche.

Enfin, et là je m’avance peut-être en conjectures car il faudrait des études précises sur le sujet (qui doivent exister mais, comme précisé plus haut, j’ai la flemme), il semble y avoir une forte proportion d’intermittents du spectacle convertis au vote insoumis. Si la France Insoumise proposait dans son programme de campagne présidentielle, de manière bien cachée, quelques mesures concernant la prévention des risques de contamination au Covid (amélioration de la qualité de l’air intérieur, école par roulements etc…), elle s’est petit à petit illustrée par son silence sur la question de la protection des plus vulnérables malgré les appels de divers collectifs depuis deux ans, son soutien réitéré à la réintégration des soignants non-vaccinés, l’absence totale de prise de position claire et évidente sur des mesures prophylactiques simples comme le masque au profit d’une vision hospitalo-centrée et la nécessité évidente de reconstruire les services de santé, tout en connaissant quelques errements dans le convoi de la libertay ou autres opérations des anti-tout, tout ça par pur électoralisme. On parlera ici de confusionnisme, hélas partagé par beaucoup dans le milieu artistique, comme je le mentionnais dans la première partie. On retrouve dans ce package des artistes-philosophes de tous poils tels que HK et les Saltimbanks, K. Arkana, D. Super, Akhenaton, A. Damasio, B. Stiegler, O. Cheval et j’en passe, toutes ces personnes de gauche sur le papier, mais dont la boussole semble s’être pétée en cours de route, à moins qu’elle ne fusse déréglée depuis le début.

Pour finir sur ces éléments d’explication partielle, je citerai un camarade, également musicien, dont les paroles ont réussi à synthétiser ce que je pensais obscurément sur la mentalité générale des artistes : « On est censé – nous les artisss – être des hérauts de la liberté et on sent bien confusément que nos petits camarades de jeu tiennent beaucoup à coller à cette image. Quitte à combattre des adversaires imaginaires puisque la doctrine gouvernementale actuelle a parfaitement rejoint leurs positions. »

Il me sera compliqué d’expliquer la bonne conduite globale à tenir dans le milieu sans passer pour un donneur de leçon, ou sans risquer d’allonger ce billet. Mais je peux toutefois citer ici les initiatives qui, selon moi, vont dans le bon sens. Car elles se sentent concernées, s’emparent du problème à bras le corps, ne minimisent pas les faits ni ne les négligent, et prennent soin des plus vulnérables sans instaurer l’hygiénisme sécuritaire anxiogène fantasmé par celles et ceux qui ne veulent plus entendre parler de pandémie. Généralement, les trois leviers les plus importants dans la lutte contre le virus, à savoir l’incitation ou l’obligation du port du masque en lieu clos, l’importance de la vaccination, et la surveillance de la qualité de l’air, sont au centre de ces démarches, leur communication est assumée et sans ambiguïté. Ces exemples sont parfois liés au spectacle, parfois à d’autres rassemblements culturels, voire politiques. Je vous invite à ouvrir les liens pour avoir plus d’informations. Citons donc pêle-mêle le festival des cultures imaginaires Ouest Hurlant (Rennes), le Syndicat des Travailleurs.ses du Jeu Vidéo aux principes clairs et aux événements inclusifs (et ce tweet édifiant, pour le plaisir ), des collectifs comme Les Guérillères (Paris) ou des bistrots comme Chez Josette (Charleville-Mézières), des salles comme Le Lieu de l’Autre (Arcueil), et également des colloques divers appelant à l’autodéfense sanitaire ou encore des communiqués exemplaires d’organisations politiques comme celui de l’UCL. Ces exemples ne sont certes pas légion, mais il en existe sûrement d’autres, et ils montrent qu’il est possible d’envisager autre chose que de s’enfouir la tête dans le sable en attendant que ça passe, au détriment des plus fragiles d’entre nous.

1. Pour une approche ludique, je vous invite à flâner sur le site du faux jeu Sars- Cthulhu, qui répertorie les mantras mentaux invoqués par beaucoup d’individus lorsque l’on aborde le sujet Covid.

2. Ces mêmes médias donnent par contre facilement de la visibilité à des théories scientifiques parfois très controversées, comme récemment celle de la  » dette immunitaire  » , qui aurait expliqué à elle seule l’épidémie de bronchiolite et la saturation des urgences pédiatriques. A ce titre, lire cette tribune qui analyse le risque de relayer trop rapidement de tels discours.

3.  Lire cet article sur les artistes nord-américains, qui montre en creux l’absence de prise de parole des artistes français sur le sujet, ou encore cette étude qui analyse les répercussions des contaminations sur le métier de chanteur

4. Cet article de août 2020 abordait déjà les résistances face au masque, et proposait une lecture comparative avec celles contre le préserv…le préserv…  L’histoire du port du préservatif nous renseigne sur les résistances au masque (huffingtonpost.fr)

6 déc. 2022 18:24